Photogramme du film Le Pirate, montrant le héros, hache à la main, dans une pose dynamique et belliqueuse.

Connaissez-vous le point commun entre le Sabreur Manchot et les pirates de Hong Kong ?

Les Pirates de Hong Kong

Alors que les pirates des Caraïbes sont entrés dans la culture occidentale, nous connaissons un peu moins les pirates d’Asie. Pourtant, à la même époque, à l’autre bout du monde, les compagnies européennes avaient affaire à l’une des pirateries la plus puissante et la mieux organisée de l’histoire de la navigation : les pirates de Hong Kong.

La piraterie en mer de Chine remonte au 13ème siècle, avec les raids menés par les wakō, des pirates originaires du Japon et opérant sur les côtes chinoises et coréennes. La présence de ces wakō devint de plus en plus problématique au fil des siècles, jusqu’à ce que le gouvernement chinois propose aux Portugais, au 16ème siècle, de les aider à lutter militairement contre les wakō, en contrepartie de quoi les colons européens pourraient s’installer à Macao, qui resta sous domination portugaise jusqu’en 1999. Cette lutte entre le gouvernement chinois et les pirates d’origine japonaise est le sujet de nombreux films, dont The Valiant Ones (Pirates et Guerriers, 1975), par le maître King Hu. Les wakō ayant été définitivement chassés, cela laissa le champ libre pour que de nouveaux pirates s’installent. Ceux-ci, originaires du continent, étaient souvent des hommes et des femmes chassés de leurs terres par la pauvreté, et voyant dans le boom du commerce maritime une occasion de gagner leur vie. C’est ainsi que commença à se développer la plus grande dynastie de pirates de l’histoire : celle de Cheng I et de son lieutenant Cheung Po Tsai, mais surtout de sa femme, Ching Shih, l’Impératrice des Pirates.

Cheng I naît dans une famille de pirates et apprend le métier de ses parents. Il devient bien vite l’un des chefs les plus craints et respectés de la région. En 1798, il enlève Cheung Po Tsai, adolescent d’une famille de pêcheurs, et l’engage dans ses forces. Le jeune garçon se révèle brillant et gravit vite les échelons, pour devenir l’un des premiers lieutenants de Cheng I. Mais la rencontre décisive de leurs vies à tous les deux sera celle avec Ching Shih. Cheng I rencontre cette jeune prostituée en 1801, dans le bordel où elle travaille. Que ce soit pour son charme ou pour l’intelligence prodigieuse en affaires et en stratégie de la jeune femme, le pirate décide bien vite de faire d’elle son épouse et sa partenaire. Sous la direction du trio, les forces de Cheng I s’enrichissent et grandissent de façon exponentielle. Aussi, lorsque Cheng I disparaît en mer, il laisse derrière lui une flotte composée de plus de 400 navires et plus de 70 000 hommes et femmes, divisés en six flotilles, et dont la direction revient à Cheung Po Tsai, son héritier, qui reçoit ses instructions de la veuve Ching Shih. Sous la supervision de cette dernière, cette flotte, la plus grande de tous les temps, surnommée « Flotte du drapeau rouge », devient invincible, résistant jusqu’à une offensive combinée des flottes chinoise, américaine et portugaise.

Au début du 19ème siècle, néanmoins, les concurrents en piraterie de Ching Shih commencent à raccrocher le crochet, permettant au gouvernement de concentrer toutes ses forces sur elle. Sentant le vent tourner, elle propose de se rendre, négociant une amnistie totale pour ses équipages, des terres et des bonnes situations pour ses officier·es. Le gouvernement s’empresse d’accepter, et Ching Shih prend ainsi sa retraite. Cheung Po Tsai, quant à lui, devient colonel et capitaine d’une flotte impériale, et passe le reste de sa vie à chasser les pirates.

Ces trois personnages historiques font partie de la culture populaire chinoise, et ont inspiré de nombreuses œuvres. Deux personnages de la saga Pirates des Caraïbes ont par exemple été inspirés par Ching Shih et Cheung Po Tsai, ce dernier ayant particulièrement laissé sa trace dans la culture : un personnage du Manga One Piece lui a emprunté son nom, l’antagoniste du Marin des Mers de Chine, de Jackie Chan, s’inspire de lui, de même que l’un des antagonistes de la saga Il Était une fois en Chine. Surtout, il apparaît comme le protagoniste du film Le Pirate, réalisé en 1973 par Chang Cheh.

Chang Cheh et Le Pirate, 1973

Impossible de parler de Chang Cheh sans parler des célèbres studios de la Shaw Brothers. En effet, c’est en travaillant pour eux que Chang Cheh devint l’un des réalisateurs les plus populaires de Hong Kong des années 60 aux années 80, grâce à l’extraordinaire succès de sa trilogie dite du Sabreur Manchot (Un seul Bras les tua tous, Le Bras de la vengeance, La Rage du tigre). Le réalisateur phare du studio, auparavant, était King Hu, maître de son art, qui avait lancé la mode des films d’épée mettant en scène des héroïnes. Mais King Hu, trop perfectionniste, fut remercié par les studios, qui lui préférèrent le très efficace Chang Cheh : 85 films réalisés entre 1966 et 1984, soit une moyenne de 5 films par an... Certains d’entre eux ont néanmoins été réalisés par d’autres et lui ont été attribués par les studios, afin de capitaliser sur l’attrait publicitaire du nom du réalisateur au générique.

Chang Cheh a réalisé presque exclusivement des wuxia pian (films de chevalerie chinois, très inspirés par la littérature populaire et présentant souvent des éléments surnaturels). Ses grandes innovations furent le dynamisme qu’il imposait à ses caméras : panotages soudains, zooms ou dézooms brutaux et à profondeur de champ immense, ralentis extrêmes, ainsi qu’un usage récurrent des très gros plans ou des plans très larges, empruntés au cinéma de sabre japonais, copiés à la même époque en Europe par Sergio Leone. Mais c’est surtout son obsession pour la destruction du corps masculin qui marque toute sa filmographie. Le règne de Chang Cheh mis une pause aux films d’héroïnes, le réalisateur préférant filmer ses muses David Chiang, Jimmy Wang Yu et Ti Lung dans des relations d’amitiés viriles et homoérotiques contrariées, se terminant invariablement par des scènes de massacre sacrificielles, le héros au corps nu mourant transpercé par une multitude d’épées, de lances, de flèches et tout autre symbole phallique à portée de main.

Son film Le Pirate met en scène Ti Lung dans le rôle de la figure historique Cheung Po Tsai, le célèbre pirate. Forcé d’accoster pour réparer son navire, il se rend à terre en se faisant passer pour un jeune noble, le temps de trouver des ressources. Il ignore qu’un jeune général impérial, interprété par David Chiang, est également arrivé incognito en ville afin de traquer les pirates. Entre quiproquos et coups fourrés, le pirate héroïque va devoir se résoudre à se mettre en danger lorsqu’il apprend que les pêcheurs locaux vivent oppressés sous le joug du chef de la ville, un bourgeois corrompu et tyrannique.

Malgré son titre et son thème, et probablement à cause des difficultés techniques que cela aurait représenté, le film ne montre que peu de scènes relatives à la piraterie proprement dite, à part une séquence d’abordage assez molle en ouverture. L’équipe a néanmoins pris soin de faire se dérouler un bon nombre de séquences dans la mer ou sur la plage, dans des décors naturels superbes, tranchant avec les habituels décors de carton-pâte des productions Shaw Brothers. On regrettera également que, personnage historique oblige, le réalisateur n’ait pas pu (ou pas voulu) achever son œuvre par l’une des scènes de martyr tragique dont il avait le secret. Le film reste néanmoins remarquable par la maîtrise totale de la narration de Chang Cheh, qui réussit à rendre limpide une intrigue complexe mêlant de nombreux personnages et cela en seulement une heure trente. De plus, on retrouve bien sa patte dans la mise en scène et le montage, en particulier dans les séquences finales de massacre puis de duel sur la plage, toutes les deux magistrales. Une bonne occasion de découvrir le monde de la piraterie cantonaise ainsi que le cinéma de Chang Cheh, qui fut également le maître d’un certain John Woo. Clément

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